Le chanoine : un homo liturgicus
Dans l’imaginaire collectif, la notion de « chanoine » renvoie à un vieux prêtre tout aussi méritant que bedonnant, parce que ce titre honorifique récompense souvent, dans l’Église, une carrière ecclésiastique bien remplie.
En fait, le titre de « chanoine » n’est pas seulement un « plus », il est aussi un « tout », dans le sens où il constitue un mode de vie et un esprit propres. C’est ainsi que plusieurs sociétés de prêtres constituent des chapitres de chanoines.
Leur raison d’être ? La vie liturgique : c’est elle qui les réunit et leur fait mériter ce noble titre. À l’instar des moines, les chanoines se retrouvent pour chanter l’Office divin, répondant à l’appel de saint Paul : « Que vos cœurs s’épanchent vers Dieu en chants par des psaumes, des hymnes, des cantiques spirituels » (Col. 3, 16).
Tout baptisé a pour obligation de rendre un culte à Dieu, d’après les premier et troisième Commandements. Tout fils de Dieu et de l’Église a donc une vocation liturgique : « C’est dans l’action liturgique que la vie du chrétien commence ; c’est là aussi qu’elle s’achèvera »[1]. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’Ite Missa est qui conclut chaque Messe, lequel constitue un envoi en mission des fidèles.
Les chanoines de Saint-Remi souhaitent vivre de la sainte liturgie, qu’ils veulent solenniser le plus possible. Ainsi, dès qu’ils le pourront, ils célèbreront chaque dimanche et fête la messe solennelle avec diacre et sous-diacre et chanteront quotidiennement les Offices en grégorien (et pas seulement psalmodiés recto tono, c’est-à-dire chantés sur une seule note).
Le chanoine séculier a une vocation complémentaire du prêtre diocésain de paroisse. Son charisme n’est pas l’apostolat paroissial, mais le culte divin, et même le culte divin solennisé. Si on lui demande tout de go : « À quoi servez-vous ? », il répondra sans honte : « À rien : je sers le Bon Dieu ! ». Les chanoines peuvent dire aux hommes, comme les moines avec humour : « Nous ne servons à rien, c’est pour cela que nous sommes indispensables ».
Ce que les chanoines de Saint-Remi ne sont pas :
- Des chanoines réguliers: vous connaissez sans doute les chanoines Prémontrés, les Chanoines réguliers de Saint-Augustin ou encore ceux de Lagrasse. Ce sont des religieux prononçant des vœux solennels (obéissance, chasteté & pauvreté) et vivant une vie communautaire stricte dans un monastère.
Les Chanoines réguliers de Lagrasse au chœur & gravure ancienne d’un habit de chœur
- Des chanoines de cathédrale: les prêtres diocésains attachés à un chapitre cathédral ont pour mission de prier pour le diocèse et son évêque. Notre souhait est de rétablir un chapitre « national », dans le sens où la prière de ses membres est consacrée à l’ensemble du pays.
Le chapitre cathédral de Fréjus-Toulon entourant son Évêque, Mgr Rey
- Des moines: en plus de prononcer des vœux et de vivre en commun, les moines d’une abbaye chantent au chœur tout l’office divin (sept le jour et un la nuit : les matines). Les chanoines de Saint-Remi se retrouvent chaque jour pour chanter quatre offices : Tierce, Sexte, Vêpres et Complies.
Bénédictins chantant l’office (abbaye de Kergonan)
Ce que sont les chanoines de Saint-Remi :
- Des chanoines de collégiale: la France est parsemée d’églises collégiales, qui étaient autrefois desservies, non pas par des curés et leurs vicaires, mais par un collège de chanoines séculiers, au sein duquel un membre pouvait exercer la charge de curé si l’église était aussi paroisse : désormais, le nouveau Code de droit canonique dissocie absolument les deux, interdisant qu’un chapitre soit lui-même curé. Ils habitaient en principe indépendamment autour de la collégiale, et se retrouvaient ensemble pour chanter l’office et partager quelques repas. D’où l’adage ecclésiastique propre aux chanoines : Ubi missa, ibi mensa (« là où il y a la messe, il y a un repas ») !
Mgr Rey, de manière historique puisque cela n’existait plus depuis la Révolution, érigea en 2018 ad tempus l’église paroissiale du Val en collégiale, durant le temps de présence des chanoines de Saint-Remi. Ceux-ci ont été transférés en octobre 2019 à La Roquebrussanne, dont l’église paroissiale Saint-Sauveur leur sert d’église capitulaire.
Stalles de chanoines (basilique de Saint-Maximin)
- Des “ermites“ séculiers : les chanoines se consacrent à l’épanouissement de leur propre vie spirituelle, moyen vraiment efficace – dit dom Chautard (L’âme de tout apostolat) – d’enrichir les âmes des fidèles du Christ, tradere aliis contemplata selon la devise des Dominicains. Cette vie de recueillement au sein des cités favorise l’étude et la prière, premier de tous les biens et respiration de l’âme (dom Guéranger). En cela consiste le charisme canonial.
- Des chanoines consacrés à la prière pour la France, sorte de collège de chanoines cathédraux étendu à tout le territoire. Toute prière formulée par un Chrétien profite à toute l’Église, même si elle est dite à une intention spéciale. Chaque jour, dans l’Ordre de saint Remi, la Messe et l’Office divin sont célébrés pour la gloire de Dieu, le bien de l’Église universelle et spécialement pro Francia. Vous pouvez leur demander des Messes à cette noble intention.
Exemple historique
Dans l’histoire de France, pas si lointaine que cela, nous trouvons l’exemple d’une prière liturgique à l’intention de tout le pays : les chanoines de Saint-Denis.
Le chapitre de Saint-Denis fut un chapitre de chanoines séculiers établi en 1806 à la basilique de Saint-Denis, dont le prévôt (dit primicier) était le Grand-Aumônier de France, et qui réunissait jusqu’à 10 évêques et 24 prêtres. Le chapitre était indépendant de l’archidiocèse de Paris et directement rattaché au Saint-Siège.
La croix canoniale du chapitre royal de Saint-Denis (époque Restauration)
Le décret de réorganisation du chapitre en 1873 (Mal de Mac-Mahon) précise que les chanoines-prêtres, contrairement aux évêques, sont assignés à résidence à Saint-Denis, et qu’ils ne peuvent pas prendre « plus de trois mois de vacances » (art. 10) !
Le collège traversa tout le XIXe siècle jusqu’à être supprimé par extinction en 1877. Ce chapitre porta la prière pour la France malgré la succession des régimes qu’elle connut alors (Ier Empire, Restauration, Monarchie de Juillet, IIe République et 2nd Empire). Le chanoine incarne la stabilité au milieu d’un monde en perpétuelle mutation, stabilité qui n’est donc pas propre à l’Ordre bénédictin !
Qu’est-ce que la liturgie ?
La liturgie n’est pas une science des rites, ni un art sacré ; elle est une vie spirituelle, une pratique sacrée : c’est la pratique par toute l’Église de sa vie mystique, c’est-à-dire de sa vie avec Dieu par Jésus-Christ.
Le vénérable pape Pie XII, dans son encyclique Mediator Dei (1947) consacrée à la liturgie, donne la définition suivante :
« La sainte Liturgie est le culte public que notre Rédempteur rend au Père comme Chef de l’Église. C’est le culte intégral du Corps mystique de Jésus-Christ, c’est-à-dire du Chef et de ses membres. »
Dom Gérard, abbé du Barroux, remarque le rôle royal et sacerdotal du Christ mis en lumière dans tout acte liturgique, et résume l’essence de la liturgie en disant poétiquement : « La liturgie est le chant de l’Époux à l’Épouse, l’union nuptiale du Christ et de l’Église ».
« L’action liturgique est essentiellement un mystère, plus divin qu’humain, dont la réalité majeure est le culte rendu à Dieu dans le Christ, par la sanctification sacramentelle de l’Église en tous et en chacun de ses membres » (Mgr Martimort). Œuvre sacrée, la liturgie sera toujours et nécessairement un mystérieuse : mysterium fidei, le mystère de la foi. Elle est pour l’Église une inestimable source de sa foi, une incomparable et vivante catéchèse selon l’adage : lex orandi, lex credendi (on prie comme on croit, et inversement).
Pourquoi la liturgie traditionnelle ?
« Parmi les bienfaits dont l’âme se trouve redevable à la tradition liturgique, disait Dom Gérard, il faut mentionner d’abord le primat de la contemplation sur toute autre activité. » Et à un artisan de la réforme liturgique qui lui demandait les raisons de son attachement à la liturgie traditionnelle, il répondit que c’était « pour des raisons d’amour » − « Alors à cela, il n’y a rien à répondre ! » s’exclama ce prêtre.
Dans sa remarquable biographie consacrée au Fondateur et premier Père Abbé du Barroux, Yves Chiron précise cependant : « L’attachement de Dom Gérard à la liturgie traditionnelle n’était pas sentimental ou seulement esthétique. Il se fondait sur des raisons solides qu’on trouve exprimées, à cette époque, dans la préface qu’il donne à une réédition des Institutions liturgiques de Dom Guéranger. ‘‘Ce que Dom Guéranger portait en lui, écrit Dom Gérard, ce qu’il nous a transmis, c’est l’idée liturgique’’. Le restaurateur de Solesmes et de la liturgie romaine en France a su montrer ‘‘le lien serré, incassable, entre la foi de l’Église et sa tradition liturgique’’ et ‘‘la victoire de la liturgie traditionnelle [qu’il a obtenue] après un siècle et demi d’innovation et de dégradation, est encourageante pour nous qui nous trouvons dans une situation analogue à celle de Dom Guéranger’’. »[2]
C’est dans cet esprit que l’Ordre de saint Remi désire conserver le trésor de la liturgie latine traditionnelle. Convaincus de la fabuleuse force d’évangélisation qu’elle véhicule, les chanoines de Saint-Remi offrent leurs services aux fidèles qui les sollicitent pour la célébration des Sacrements ou de funérailles, en lien avec les curés.
« Quel sera votre charisme apostolique ? », nous avait demandé Mgr Rey – « L’apostolat de la liturgie », avions-nous répondu. Comme naguère Cluny communiqua autour de lui sa dévotion pour le Ciel par le rayonnement de l’art et la liturgie plutôt que par la prédication. Plus illustre fils de saint Benoît, saint Grégoire Ier le Grand, sorti de son monastère malgré lui pour être élevé au sommet de la hiérarchie ecclésiastique, travailla si bien à la riche oeuvre liturgique qu’il laissa son nom au chant propre de la Sainte Eglise latine et fut en même temps un admirable évangélisateur par missionnaires interposés, devenant notamment l’Apôtre des Angles.
Messe solennelle auprès de sainte Marie-Madeleine, « l’Apôtre des apôtres »
Éléments canoniques sur la vie canoniale
Dans sa thèse canonique écrite en italien (2017), Mgr Rudolf-Michael Schmitz, Vicaire général dans l’Institut du Christ Roi Souverain Prêtre, retrace l’histoire ecclésiale des Chanoines séculiers et développe « la structure essentielle de la vie canoniale séculière » (sous-titre). Il y explique que la vie canoniale découle directement de la vie apostolique aux origines de l’Église : les Apôtres ont en effet vécu, au Cénacle, une certaine vie commune de prière et de table.
Les prêtres de l’Institut du Christ Roi, d’où sont issus les deux fondateurs de l’Ordre de saint Remi, sont des clercs « menant une vie à la manière des chanoines » (d’où le titre de l’ouvrage ci-contre : Ad instar canonicorum). En plus des apostolats qu’ils desservent, ils mènent une vie de communauté et de prière.
Extraits de la Sainte Ecriture sur la sainte Liturgie
“Bonum est confiteri Domino, et psallere nomino tuo, Altissime” (Ps. XCI).
Le magistère sur la sainte Liturgie
“Vous avez vu […] arracher les clercs à leurs études et à la discipline ecclésiastique. […] Nous devons donc [à Dieu], non seulement un culte privé, mais un culte public et social, pour L’honorer” (S. Pie X, encyclique Vehementer Nos, 1906).
“Les psaumes recueillis dans la Bible ont été composés sous l’inspiration divine. Certes, dès les débuts de l’Église, ils ont merveilleusement contribué à nourrir la piété des fidèles, qui offraient à Dieu, en toute circonstance, un sacrifice de louange, c’est-à-dire l’acte de foi qui sortait de leurs lèvres en l’honneur de son nom. Mais il est certain aussi que, selon un usage déjà reçu sous la Loi ancienne, ils ont tenu une place éminente dans la liturgie proprement dite et dans l’Office divin.
Telle est l’origine de ce que saint Basile appelle « la voix de l’Église », cette psalmodie définie par notre prédécesseur Urbain VIII comme « la fille de cette louange qui se chante sans relâche devant le trône de Dieu et de l’Agneau ». Et, selon saint Athanase, elle enseigne aux hommes, surtout lorsqu’ils sont consacrés au culte divin, « comment ils doivent louer Dieu et quelles paroles il leur faut employer pour le célébrer. » Voici, sur ce sujet une belle parole de saint Augustin : «Pour que l’homme puisse adresser à Dieu une digne louange, Dieu s’est loué lui-même ; et parce qu’il a bien voulu se louer, l’homme sait quelle louange il doit lui adresser. »
Les psaumes possèdent en outre une étonnante efficacité pour éveiller dans les cœurs le désir de toutes les vertus. « Certes, toute la sainte Écriture, de l’Ancien comme du Nouveau Testament, est inspirée par Dieu et utile pour l’enseignement, ainsi qu’il est écrit ; néanmoins le livre des Psaumes, comme un paradis contenant tous les fruits des autres livres, propose ses chants et ajoute ses propres fruits aux autres dans la psalmodie. » Ces paroles sont encore de saint Athanase, qui ajoute très justement : « Je pense que, pour celui qui chante les psaumes, ils sont comparables à un miroir où il peut se contempler lui-même ainsi que les mouvements de son âme, et psalmodier dans ces dispositions. »
C’est pourquoi saint Augustin parle ainsi dans ses Confessions : «Combien j’ai pleuré, en chantant tes hymnes et tes cantiques, tant j’étais remué par les douces mélodies que chantait ton Église ! Ces chants pénétraient dans mes oreilles, la vérité s’infiltrait dans mon cœur que la ferveur transportait, mes larmes coulaient, et cela me faisait du bien. »
En effet, peut-on être insensible à tous ces passages des psaumes où sont proclamées si hautement l’immense majesté de Dieu, sa toute-puissance, sa justice, sa bonté, sa clémence inexprimables, et ses autres grandeurs infinies ? Peut-on ne pas répondre par des sentiments semblables, à ces actions de grâce pour les bienfaits reçus de Dieu, à ces prières humbles et confiantes pour ce que l’on attend, ou à ces cris d’une âme qui se repent de ses péchés ? ~ Peut-on ne pas être embrasé d’amour par cette image du Christ rédempteur esquissée avec persévérance ? Car saint Augustin « entendait dans tous les psaumes la voix du Christ soit qu’elle chante ou qu’elle gémisse, qu’elle se réjouisse dans l’espérance ou qu’elle soupire dans la situation présente. »” (S. Pie X : Constitution apostolique Divino Afflatu, 1911).
Nous avons sélectionné quelques extraits de la magnifique encyclique sur la sainte Liturgie du Vble Pape Pie XII que nous citions tout à l’heure : Mediator Dei (1947). Ces passages expriment admirablement ce que doit être la vie canoniale, ainsi que ce qu’elle offre aux fidèles :
− La raison d’être des prêtres : « Le divin Rédempteur voulut que la vie sacerdotale, qu’il avait commencée dans son corps mortel par ses prières et son sacrifice, fût continuée sans interruption au cours des siècles dans son Corps mystique qui est l’Église. Il institua donc un sacerdoce visible pour offrir en tout lieu l’oblation pure. »
− Le devoir de tout baptisé : « Le devoir fondamental de l’homme est certainement celui d’orienter vers Dieu sa personne et sa vie. (…) Par la vertu de religion, [il rend] le culte et l’hommage dus à l’unique et vrai Dieu. »
− Sur la permanence de la louange divine : « Entré ensuite dans le lieu de la béatitude céleste, [le Rédempteur] veut que le culte institué et rendu durant sa vie sur terre se continue sans interruption. »
− Sur la présence du Christ pendant l’Office divin : « Dans toute action liturgique, en même temps que l’Église, son divin Fondateur se trouve présent : (…) il est présent enfin dans les louanges et les prières adressées à Dieu, suivant la parole du Christ : ‘‘Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux’’ (Mt 18, 20). La sainte liturgie est donc le culte public que notre Rédempteur rend au Père comme Chef de l’Église ; c’est aussi le culte rendu par la société des fidèles à son chef et, par lui, au Père éternel : c’est, en un mot, le culte intégral du Corps mystique de Jésus-Christ, c’est-à-dire du Chef et de ses membres. »
− Sur la beauté de la liturgie : « De tout temps, la hiérarchie ecclésiastique a organisé et réglé le culte divin, rehaussant son éclat de dignité et de splendeurs nouvelles, pour la gloire de Dieu et le profit spirituel des chrétiens. (…) De là vient l’accroissement progressif par lequel des coutumes cultuelles et des œuvres de piété particulières se développent peu à peu, alors qu’on n’en trouvait qu’un faible indice dans les âges antérieurs ; et de là vient aussi parfois que telles pieuses institutions, que le temps avait effacées, soient de nouveau remises en usage. Toutes ces transformations attestent la vie permanente de l’Église à travers tant de siècles ; elles expriment le langage sacré qui, au cours des temps, s’est échangé entre elle et son divin Époux, pour dire sa foi et celle des peuples à elle confiés, et son amour inépuisable ; et elles montrent la sage pédagogie par laquelle elle excite et augmente de jour en jour dans les croyants “le sens du Christ”.
− Sur la solennité de la liturgie : « En outre, la messe dialoguée ne peut prendre la place de la messe solennelle, qui, même si elle est célébrée en la présence des seuls ministres, jouit d’une dignité particulière à cause de la majesté des rites et de l’éclat des cérémonies ; celles-ci, toutefois, prennent beaucoup plus de grandeur et de solennité si, comme l’Église le désire, un peuple nombreux et pieux y assiste. (…) par cette manière de faire, [l’Église militante] répond en quelque sorte à l’Église triomphante qui élève continuellement son hymne de louange à Dieu. »
− Sur l’Office divin : « Ce qu’on appelle l’office divin est la prière du Corps mystique du Christ adressée à Dieu, au nom et pour l’avantage de tous les chrétiens, par les prêtres et les autres ministres de l’Église ainsi que par les religieux délégués par elle à cet effet. (…) Il ne s’agit donc pas uniquement d’une récitation ou d’un chant qui, malgré la perfection due à sa conformité aux règles de l’art musical et des rites sacrés, toucherait uniquement les oreilles ; ce dont il s’agit, c’est avant tout l’élévation de notre esprit et de notre âme vers Dieu afin de lui consacrer pleinement, en union avec Jésus-Christ, nos personnes et toutes nos actions. »
− Sur l’importance pour les laïcs à se joindre aux cérémonies liturgiques : « Grande est la douleur qui remplit Notre âme à voir la manière dont, de nos jours, le peuple chrétien passe son après-midi les jours de fête. On remplit les lieux de spectacles et d’amusements publics, bien loin de se rendre comme il conviendrait aux édifices religieux. Tous, au contraire, doivent venir à nos églises pour s’y entendre enseigner la vérité de la foi catholique, pour y chanter les louanges de Dieu [le Pape fait allusion ici aux Vêpres du dimanche], pour y recevoir du prêtre la bénédiction eucharistique et y être réconfortés contre les adversités de cette vie par le secours du ciel. »
− L’esprit de la liturgie : « Dans tout ce qui regarde la liturgie, il faut que se manifestent le plus possible ces trois caractères, dont parle Notre prédécesseur Pie X : 1) le respect du sacré, qui rejette avec horreur les nouveautés profanes ; 2) la tenue et la correction des œuvres d’art, vraiment dignes de ce nom ; 3) enfin le sens de l’universel qui, tout en tenant compte des traditions et coutumes locales légitimes, affirme l’unité et la catholicité de l’Église[3]. »
Le mot de la fin : « Tout ce qui concerne le culte religieux extérieur a son importance, mais ce qui est le plus urgent et ce qui importe au plus haut point, c’est que les chrétiens vivent la vie de la liturgie, en alimentent et fortifient l’esprit. (…) La sainte liturgie [doit être] comme une préparation et un avant-goût de cette liturgie céleste ».
La liturgie selon Dom Gérard du Barroux
La sainte Liturgie nous donne les arrhes de l’éternité.
Depuis les origines, la liturgie a toujours été la consolation des moines, l’or de leur pauvreté, leur ciel sur la terre, leur douceur d’éternité. C’est elle qui dresse nos corps pour le haut service de la Majesté divine, les ploie dans l’adoration, colore nos sentiments des nuances les plus délicates, meuble notre esprit et notre imagination. Elle purifie le cœur et apaise les sens.
Tout est grand dans la liturgie parce que tout vient de Dieu et tout remonte à Lui avec une efficacité souveraine.
Trois miracles fleurissent sans cesse dans le jardin de l’Épouse du Christ : la sagesse de ses docteurs, l’héroïsme de ses saints et de ses martyrs, la splendeur de sa liturgie. Et hi tres unum sunt ! Ces trois choses ne font qu’un, car la liturgie est elle-même un chant de sagesse et d’amour : elle résume les deux ordres de l’intelligence et de la charité et les fait monter en prière.
Le cycle liturgique épouse l’alternance des saisons qui forment une ronde ou, comme le dit le Psaume 64, une couronne bénie offerte par la bonté royale de Dieu. (…) La liturgie catholique, accordée au temps, rachète le temps ; elle transfigure l’ordre créé et le prépare à son ultime transformation.
Qu’est-ce que la liturgie ? demandait un jour Charlemagne à son ministre et confident Alcuin. Celui-ci lui répondit : « La liturgie, c’est la joie de Dieu ». Nous pourrions enchérir en disant qu’elle est tout uniment joie de Dieu et joie de la Création tout entière.
Le chant grégorien est un écho du cantique de la Jérusalem céleste. Le chant est une donnée essentielle au culte catholique parce que le culte de la terre imite le culte céleste qui est un chant de louange et d’action de grâce. (…) Le chant grégorien exprime [le fait que la Messe, oblation du sacrifice, est tout uniment actualisation de la Croix et participation à la liturgie du Ciel] mieux que tous les autres chants de la terre parce qu’il nous introduit dans un monde intemporel d’où se trouve bannie toute expression naturaliste.
Le rite est une pensée en acte. Il est la pensée humaine incarnée dans un geste, capable d’une intense force d’expression comme de la plus exquise délicatesse mentale.
La liturgie est l’acte du Verbe saisissant l’humanité et la soulevant au-dessus d’elle-même par la vertu de son Sacrifice, drame rédempteur ayant pour fin le rassemblement de toutes choses, celles qui sont dans le Ciel, et celles qui sont sur la terre, sous l’influence royale et sacerdotale du Fils bien-aimé, en vue de faire éclater « la louange de la gloire de sa grâce » (Éph. 1, 6).
Nous pensons que le sentiment de participer ainsi à la jonction du Ciel et de la terre (Exsultet de la vigile pascale) et au culte de cette Jérusalem céleste dont les prophètes, au cours des lectures, annoncent la magnificence, fut l’élément décisif qui suscita dans l’âme des premiers chrétiens le sens de leur vocation surnaturelle (cf. Éph. 2, 19), la générosité des martyrs, et la vision souriante d’une éternité à laquelle ils se trouvaient affrontés par la tragique imminence des persécutions.
On n’insistera jamais trop, au sein d’une civilisation plongée dans le domaine de l’utile et du rentable, sur le rôle éducateur de la Liturgie : absorbée par la vision de l’éternel, et soucieuse d’initier ses fidèles à la gratuité, au chant et à l’extase, elle les conduira jusqu’au seuil où s’efface toutes paroles pour aimer, louer et adorer en silence « la Beauté qui ferme les lèvres » (S. Augustin).
Quel manuel ou quelle explication didactique nous ouvre l’intelligence du mysterium Ecclesiæ, sinon cette parabole vivante que déroule sous nos yeux la cérémonie liturgique ?
Le goût de la beauté est inséparable du zèle pour la vérité doctrinale. La beauté fixe le vrai. On trahit plus souvent la vérité des dogmes par l’affadissement du goût que par de pures erreurs de l’esprit. Platon a dit que le beau est la splendeur du vrai ; par un juste retour, la beauté se fait la gardienne de l’ordre dont elle émane. C’est la loi de la Création qui est le langage même de Dieu, le livre où il se laisse déchiffrer, son vêtement de lumière (Ps. 103, 2). Posant son regard sur ce qui est gracieux, tout homme est à même de lire une signature divine.
L’influence douce et régulière de la liturgie sur le déroulement des journées crée une atmosphère où une certaine tenue de l’âme et du corps, une gravité souriante, un sens harmonieux des moindres gestes, une certaine façon de se vêtir, de parler, de s’incliner, finissent par faire de toute l’existence une liturgie continuelle en présence de Dieu. « Ce qu’ils font sans le savoir, je voudrais qu’ils le fassent en le sachant ; ainsi il n’y aurait plus rien de profane, tout serait saint, tout serait consacré à Dieu » (Paul Claudel).
L’ars orandi, qui est l’art par excellence, répugne à tout ce qui pourrait sentir l’improvisation ou la vulgarité. « La construction, l’armature pour ainsi dire, est la plus importante garantie de la vie de l’esprit » (Baudelaire) ; « Là où la règle est brisée, l’amour avorte » (Gustave Thibon). L’assujettissement à une loi est image de l’éternel ; l’œuvre divine de la Création est elle-même marquée par la loi du retour et la fidélité au principe.
Gloriam Dei sempiternam et proficiendo celebrare et celebrando proficere : en progressant, le moine [NDLR : et le chanoine !] célèbre mieux la gloire éternelle de Dieu, et en la célébrant il avance en sainteté.
Autres citations sur la sainte Liturgie
« La prière de l’Église est la plus agréable à l’oreille et au cœur de Dieu et partant, la plus puissante. » « La liturgie est l’ensemble des symboles, des chants et des actes au moyen desquels l’Église exprime et manifeste sa religion envers Dieu ; elle n’est donc pas simplement la prière, mais la prière considérée à l’état social. » (Dom Guéranger).
« La liturgie est une partie essentielle de la religion. La foi du chrétien est fondée sur le mystère de l’Incarnation. La liturgie est, pour ainsi dire, la continuation du mystère de l’Incarnation, puisque grâce à elle, l’homme vient à Dieu qui est invisible, par des moyens qui sont visibles (…). La liturgie, qui est le moyen nécessaire de la religion, est divine ; elle est l’admirable objet de notre foi comme de notre pratique » (Dom Guéranger, lettre à Mgr d’Orléans).
« Je demeure frappée de la grandeur des cérémonies de l’Église » (sainte Thérèse d’Avila).
« Depuis de nombreuses années, vous vous distinguez par votre zèle à défendre l’intégrité du dépôt de la foi révélée, qu’exprime et illustre avec perfection la sainte liturgie, dont vous avez fait votre vie, et que vous savez être le très sûr moyen de conserver la foi chez le peuple chrétien et de reconstruire la civilisation chrétienne » (Cardinal Stickler aux moines du Barroux, 17 mars 1991).
[1] R.P. Joseph de Sainte-Marie o.c.d., L’Eucharistie Salut du monde – Études sur le saint Sacrifice de la Messe, sa célébration, sa concélébration, Paris, éd. du Cèdre, 1981, p. 418.
[2] Yves Chiron, Dom Gérard Calvet (1927-2008) – Tourné vers le Seigneur, éd. Sainte-Madeleine, 2018, pp. 337-338.
[3] S. Pie X, Motu Proprio Tra le sollecitudini (1903).